Morgane Lozahic, poétière tisseuse d’histoires de vivants

Morgane Lozahic, poétière tisseuse d’histoires de vivants

Journée baignée de soleil dans le jardin gazouillant. Posée au sol devant la maison, une bâche sur laquelle sèche une toison brute de laine écharpillée. Elle sera destinée à être feutrée en couvertures qui protègeront les pièces de poterie durant leurs transports. Autour d’un thé servi dans des « creux » en céramique modelés à la main, à partir d’argile qu’elle a récoltée, Morgane Lohazic me reçoit. A l’écouter évoquer d’une voix douce son parcours, son rapport à la terre – l’argile, les fibres végétales, les nourritures terrestres…- et aux vivants, son goût pour la découverte des peuples et des cultures, pour les liens et la transmission, à découvrir sur son site internet son univers si poétique, on comprend l’importance que revêt pour elle le terme « poétière ». Une fusion qui vient de loin ! Dans l’un de ses cours consacré à la poterie, l’écrivain-formateur Mohammed Taleb* explore en effet la richesse étymologique du mot poterie,« qui trouve ses racines dans le grec poiein – « faire, créer » – à l’origine également du mot poésie. Ce lien profond entre poiesis et création révèle que le potier (ndlr : et la potière !), à l’instar du poète, engendre des formes qui donnent sens au monde. »

Entretien

Nous sommes dans ton atelier de poétière céramiste à Plougasnou. Quel est ton parcours de vie ? Où prend-il sa source et comment s’est-il ancré dans la terre et le vivant ?
Je suis née et j’ai grandi en Bretagne, à côté de Guingamp dans une ferme. J’ai trois soeurs et un frère avec qui on a beaucoup joué, enfants. On était beaucoup dehors, dans la terre. Et je pense que ça démarre déjà là, sûrement. Donc beaucoup de cabanes et on avait une petite fabrique qu’on appelait la fabrique d’argile, qui était dans un petit ruisseau en bas de chez mes parents ; on se fabriquait des petits pots, des petites choses comme ça. Mais je ne pensais pas alors que ça allait devenir un métier. J’ai vécu là jusqu’à mes dix, huit ans.

J’ai ensuite commencé mon parcours en école d’art qui s’est poursuivi par des études de céramique dans une école à Paris : mes premiers pas vers la grande ville et la découverte d’un autre monde que ma petite campagne que je connaissais, avec une envie insatiable de découvrir ce monde, les autres, plein de manières de vivre et de voir les choses, de construire un quotidien.

Je pense que cela s’est beaucoup construit à l’école, parce qu’on était dix personnes dans ma promotion, et mon rapport au temps a été totalement bouleversé durant ces études de diplôme des métiers d’art en céramique. On avait de longues pauses, on buvait du thé dans des tasses qui avaient été réalisées par d’autres élèves auparavant. Il y avait un grand séchoir au milieu de l’école qui devait être là depuis les années mille neuf cent, ou même bien avant ( l’atelier a été construit au début du 19e s). J’avais l’impression de voyager dans un ancien atelier, de travailler dedans et d’être pour la première fois, vraiment une apprentie. C’était très jouissif. Je réalisais que la vie, en fait, c’est pas forcément un métier puis le reste à côté. Les choses peuvent être bien plus reliées et intriquées entre elles. Et la réflexion de comment j’allais vivre a commencé vraiment à se poser.

Après ces deux années d’études à Paris, j’ai voulu poursuivre encore mes études, mais plus en design et travailler avec d’autres personnes, poser aussi des questions plus politiques, de sortir un peu de cette bulle d’atelier qui était très confortable, mais j’avais envie de me mettre un peu plus en danger. Et vraiment une envie de former un collectif. Et ce vœu s’est vraiment exaucé, puisque dans cette école d’art de Mulhouse qui s’appelle la HEAR, La Haute école des arts du Rhin, j’ai rencontré des amies très chères, avec qui on a formé un collectif qui s’appelle Bouillons.

Pendant ces années d’études à la HEAR, entre ma quatrième et ma cinquième année, j’avais alors vingt-deux, vingt-trois ans, j’ai décidé de prendre une année de pause, on avait en effet cette possibilité là de pouvoir s’arrêter et de faire autre chose pendant un an. Et je me suis dit : on va aller découvrir le monde un peu plus loin que la France, traverser quelques frontières !

A la découverte du monde
J’avais rencontré à l’école, une amie indienne qui m’a beaucoup parlé de son pays, du travail de la main qui y est encore très présent. J’avais l’impression qu’elle me parlait d’un monde qui était dans mon monde, mais qui me semblait pourtant être une autre planète. Et je n’arrivais plus à penser à autre chose. Je me suis dit : je vais aller en Inde, voir d’autres choses et puis après on verra. J’ai donc pris un visa de six mois, un avion… et je suis arrivée à Bombay. Je voyais l’avion qui se rapprochait de la ville, j’avais l’impression de plonger dans une maquette, et d’un coup de redevenir un fœtus et que j’allais renaître totalement, parce que c’était tellement dingue !

J’ai alors réalisé que là, j’étais toute seule, que je n’avais quasiment pas changé de roupies et que je j’avais fait une grosse folie ! Je devais retrouver une personne qui devait me loger – grâce à une plateforme qui s’appelle Coach surfing qui met en lien des voyageurs – c’était une script pour des films Bollywood. Et là, je réalise qu’il n’y avait pas de numéro sur les rues, que je n’avais aucun code et que j’étais en fait, totalement perdue ! Il ne fallait pas céder à la panique.

Et, petit à petit, j’ai pris mes marques dans ce pays et j’ai adoré, en fait, cette flexibilité, ce chaos organisé qu’il y avait partout, voir que les gens se débrouillent entre eux, que la débrouille, c’était vraiment le maître-mot du quotidien.

Et ces six premiers mois m’ont un peu – pas totalement – mais un peu changé quand même.
Après ça, j’ai poursuivi. J’avais encore six mois devant moi. J’ai donc repris un avion pour rejoindre en Indonésie mes amies du collectif Bouillons, dont je reparlerai plus loin.
Et puis là, je ne voulais plus prendre l’avion, parce que c’était beaucoup trop de pollution, et puis je n’avais pas l’impression de traverser des territoires, c’était très superficiel et j’avais cette chance de pouvoir les survoler grâce à un passeport et un visa, puis de l’argent pour pouvoir payer l’avion.
J’ai alors décidé de continuer à rentrer mais que par la route, j’étais alors au VietNam, et de rentrer en stop et en transports en commun. Je pense que cela a constitué un gros chemin de mon petit parcours de vie : je suis passée par le Laos, la Chine, le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan.
Et j’ai ensuite pris un bateau de deux camionneurs qui traversaient la mer Caspienne pour arriver en Géorgie, puis après en Turquie, et puis petit à petit en Europe, comme ça.

« En 2019, longue route en auto-stop allant du Vietnam jusqu’à ma Bretagne natale. Les rencontres en chemin ont étoffé mes collections de milliers de portraits, de couleurs, de paysages, de langues, de villes et de villages, de routes et de routines. »

A mon retour, j’avais une dernière année à finir à l’école, et ça a été un peu dur de retourner dans un cadre très établi, de devoir répondre à des contraintes qui me semblaient s’éloigner de ce que j’avais vécu pendant cette année-là. Et puis à la suite de ça, on a monté notre collectif Bouillons, avec les filles.

Le collectif Bouillons se compose donc de quatre artistes designeuses dont Laura Conill, à laquelle Eco-Bretons a consacré un sujet (https://www.eco-bretons.info/dans-les-papiers-vegetaux-et-cartes-du-vivant-de-laura-conill/) et qui a aussi effectué des voyages assez lointains, tout comme toi. Ce collectif Bouillons se définit comme un atelier de création engagée pour le vivant. Comment envisagez-vous justement cet engagement et avec quels types de projets? C’est à Strasbourg que l’on a vraiment commencé à construire notre collectif, toutes les quatre. Cela peut être des projets très variés : des projets qui parlent de la mer, de toutes les espèces qui peuvent l’habiter, des projets qui parlent de l’égalité entre les femmes et les hommes, des projets qui invitent des enfants, des adultes à apprendre des savoir-faire qui existent depuis longtemps, comme la teinture végétale, le papier, la céramique, qui sont nos trois grosses pratiques artisanales dans l’atelier. Ce sont des projets qui ont vraiment à cœur de défendre la multiplicité du vivant, tant pour les humains que les personnes non-humaines.

Avec Laura Conill, vous travaillez depuis le début de l’année avec deux classes d’école primaire dans les Côtes d’Armor, dans le cas d’un appel à projet du Musée maritime Milmarin de Ploubazlanec, en lien avec la vallée du Trieux, sur six communes. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur ce projet? On travaille en effet avec deux écoles, la première située dans la commune de Quemper Guézennec, et l’autre à Plouézec. Pour le premier projet, nous sommes avec une classe à plusieurs niveaux qui va du CE2 au CM1. On travaille sur la création d’un filet, non pas de pêche mais un filet à histoires sur lequel vont être glissées des perles en argile modelées par les enfants. Des histoires qui racontent des récits reliés à leur commune, et plus précisément à la vallée du Trieux, où il y avait des bateaux qui venaient apporter des marchandises. Et il y avait aussi des échanges, beaucoup d’échanges autour du lin, puisque c’était une vallée très fertile pour la culture du lin. Donc, il y a une grosse histoire autour du travail du lin, du teillage du lin, pour la fabrication de voiles, mais aussi de filets. Et ce sont beaucoup de femmes qui étaient reliées à ces travaux-là, beaucoup de veillées contées aussi. On a donc essayé de raconter toute cette histoire aux enfants. Et puis d’imaginer avec eux, comment pouvait être ce temps où le lin était encore très présent. Donc voilà, les graines sont gravées de leurs imaginaires par rapport à cette époque.

Pour l’autre projet, il s’agit d’une voile qu’on appelle la voile à histoires, faite de tissus récoltés, en coton et en lin. On a teint ces tissus avec des plantes tinctoriales qu’on a récolté avec les enfants autour de leur école. Sur cette voile, par la couture de tissus teints et découpés, les enfants racontent leur village, les lieux qu’ils aiment et les histoires des plantes qu’on a pû rencontrer ensemble et pour certaines utilisées en teinture. (avec tout un travail aussi sur l’identité de ces plantes-là, reliées aux humains, mais pas que ). Dans ce projet, il y a également Alexandre Lucas, un biologiste qui nous accompagne pour faire aussi des portraits en breton, de ces plantes – puisque c’est une classe bretonnante, ( Et ensuite, il y a un travail de patchwork, où les enfants vont illustrer toutes ces histoires reliées aux plantes qui entourent leur école.)

Envolons-nous pas très loin, jusqu’au Cloître-Saint-Thégonnec, où tu mènes un projet de modelage de jardinières en argile – ton matériau de prédilection – avec la volonté d’aller chercher localement des terres. Il s’agit d’un travail qui se mêle à plusieurs mains avec, toujours des écoles primaires, sous la forme de cadavre exquis pour célébrer les multiples formes de vies. En quoi ça consiste ces cadavres exquis avec de l’argile ?

Ce projet démarre en juin. L’idée est que les enfants imaginent à plusieurs mains, des esprits qui pourraient habiter leur école quand ils n’y sont pas. Des esprits multiples qui peuvent avoir des formes animales connues ou non, c’est à eux de voir. Donc, dans un premier temps, les enfants vont dessiner à plusieurs des parties de ces jardinières ; ce seront des modules qui vont serpenter dans la cour de l’école et qui seront ensuite destinées à accueillir de la terre et des graines.

Avec les cinquante enfants, de la maternelle au CM2, de l’école de la commune, nous avons réalisé une série de jardinières en argile. Elles ont été modelées sous la forme d’un cadavre exquis, à plusieurs mains. L’idée était de façonner un être multiple, gardien de l’école et de graines. Après la cuisson des jardinières, les enfants les rempliront de terres venues de lieux qu’ils aiment.

Ces jardinières sont elles aussi une petite graine que j’essaye d’apporter dans les écoles pour y faire entrer un peu plus de terre et de verdure. C’est une petite graine pour essayer de reverdir un petit peu les cours d’école que je trouve terriblement bétonnées. Il y a un léger mouvement pour effectivement retirer le béton et végétaliser ces cours d’école, mais c’est encore timide.

Vous avez également, toujours avec Laura Conill, démarré ce printemps une résidence au jardin de la Manufacture de Morlaix (https://www.eco-bretons.info/a-la-manu-de-morlaix-ce-que-les-artistes-font-aux-jardins-ce-que-les-jardins-font-aux-artistes/. Il s’agit de poursuivre un travail que vous avez déjà mené autour des fibres.

C’est un travail spécialement autour de l’ortie, de son tressage et sur plein de manières de pouvoir lier les fibres entre elles pour créer des surfaces d’expression. Cela peut être autant du papier que de la cordelette tissée ou du feutre. Cette première semaine de résidence permet d’expérimenter différentes manières de les lier, pour ensuite travailler sur des sortes de grands tableaux faits de fibres, au travers desquels on souhaite raconter des gestes qui ne sont pas souvent très visibles, mais qui sont tous ces gestes répétés, reliés entre eux, permettant de tisser les grandes toiles qui sont aussi des histoires.

Peux-tu présenter le dernier projet que tu développes, non pas en Bretagne, mais en Haute-Marne, avec Rafi Martin, qui est à la fois anthropologue et marionnettiste ?

C’est un travail autour de la métamorphose des minéraux et des êtres par le feu. Début avril nous nous sommes retrouvé.e.s pour la première fois à Colmier le Bas, un tout petit village de 20 habitants pour travailler autour du feu, celui qui réchauffe, réunit et métamorphose les matières.

Nous avons modelé un petit four nomade que nous avons nommé Pandora en référence à Pandore, la première femme humaine dans la mythologie grecque. Faite d’argile, elle est arrivée parmi les humains avec une boîte qui selon les mythes contenait tous les maux. Nous avions envie de retourner ce mythe et de penser cette boîte comme une jarre contenant des histoires nourricières des visions de possibles différents pour les temps à venir. Lors de ce premier temps de résidence nous avons essayé d’animer la terre lorsqu’elle est incandescente, la nuit à la sortie du four. Cette nuit-là était exceptionnelle car l’orage illuminait le ciel et entre les éclairs nos marionnettes de terre incandescentes luisaient dans l’obscurité. C’est un projet qui est encore à ses débuts, nous nous retrouverons plusieurs fois avec Rafi pour construire pas à pas un spectacle de marionnettes et de feu que nous souhaitons déplacer de lieux en lieux ou le théâtre n’est pas forcément une évidence.

Rafi Martin travaille à Strasbourg et c’est la première fois qu’on travaille ensemble. Il a un sacré parcours, entre autres de marionnettiste et aussi d’anthropologue, et son sujet, c’est la métamorphose des matériaux, par le feu et tous les mythes qui tournent autour de ça.
Il travaille beaucoup au Mexique avec des artistes, sociologues et anthropologues mexicain.es autour de ces questions-là. Il a fait appel à moi pour pour qu’on travaille ensemble là-dessus aussi en France. Donc cette première résidence avec déjà une rencontre entre nous deux, avec la construction de petits fours à plusieurs endroits qui ont une histoire reliée au feu, une histoire présente ou qui a été là et qui pourrait peut-être se réactiver…
Et ces petits fours seraient des sortes d’esprits de petits fours gardiens du feu dans lequel des personnes pourraient venir y cuire de la terre et se fabriquer des objets destinés à être animés.
Dans ces premiers fours qu’on va fabriquer, on va faire des plus petits fours petits frères ou petites sœurs qu’on va prendre avec nous. On va sûrement aller petit à petit vers la création d’un spectacle, mais ça reste encore très flou pour le moment.

Au travers des différents projets que tu as évoqués, on est frappé.es par l’hybridation des sciences humaines avec l’art.
C’est effectivement lié. Je pense que je suis artiste, mais surtout artisane aussi. Et pour moi l’artisanat est un grand pan des sciences humaines, actuelles et anciennes, et il me tient à cœur de continuer à pratiquer ces artisanats humains et de faire partie des personnes qui pourront peut-être les transmettre un jour aussi. Donc oui, à travers les objets, il y a plein de choses à dire.

Sur ton site internet, on découvre que tu te situes en tant qu’artiste-poétière. C’est très beau. Et effectivement, on le constate d’emblée sur ta page d’accueil. Il y a des textes à la fois très poétiques, des dessins, des photos de toi dans ton atelier, de tes pièces. En quoi le regard poétique que tu portes sur le monde et sur ta vie, sur ce que tu fais est, est important ?
C’est une grande question. je pense que l’une de mes grandes quêtes de travail, c’est quand même d’essayer de palper le temps et de lui donner de l’épaisseur, de l’importance et de pouvoir sûrement le partager aussi d’une certaine manière. Et pour moi, ça se fait beaucoup au travers du travail de la matière. Ça va te raconter des paysages, raconter des saisons, donner du mouvement à la matière et essayer d’arrondir le plus d’angles possibles.Cela a à voir avec la beauté aussi, c’est sûr. Je pense qu’un monde sans émotions serait impossible. Ce qui m’émeut, c’est de pouvoir faire parler un matériau.

* Mohammed Taleb anime le site internet « Sur le chemin des Humanités environnementales et culturelles » : https://www.humanitesecologiques.eu/

www.bouillons-atelier.fr 

https://www.facebook.com/bouillons.atelier

Laurence Ariouat Mermet