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Portrait d’Eco-Breton. Bertrand Coupet, du pétrole à la bière bio

Rencontre avec Bertrand Coupet, nouveau gérant de la Brasserie de Guerlédan. Après une première carrière en tant qu’ingénieur dans une raffinerie pétrolière au Québec, il prend une « claque écologique » grâce à Jean-Marc Jancovici. Revenu en France, ce nordiste s’installe en Bretagne et créé son activité de calcul de bilan carbone. Lassé, il cherche ensuite une entreprise à reprendre. Ca sera la Brasserie de Guerlédan, un « brew pub » basé à Mûr-de-Bretagne. Une manière pour lui d’exercer une activité concrète, créatrice de liens, et de « refaire le monde autour d’une bière plutôt qu’un tableau excel ». Un parcours hors du commun qu’il nous raconte.

Comment en es-tu venu à t’intéresser aux transitions écologiques ?

Il y a cinq ans, je n’étais pas tout dans l’écologie.

Je viens d’une famille du Nord de la France, pas du tout portée là dessus. J’ai fait une école d’ingénieur, et j’ai commencé à travailler à Lille. Puis, je suis parti au Québec avec ma femme. L’idée c’était de faire quelque chose d’un peu extraordinaire, à la fin de la vingtaine. Vivre une autre aventure, au lieu d’acheter une maison par exemple.

On y a vécu cinq ans. Je travaillais dans une raffinerie de pétrole. J’avais un gros 4×4, on avait de l’argent. On prenait l’avion, on allait en vacances à Punta Cana…pas du tout sensibilisés !

C’était de 2015 à 2020. 2015, année des accords de Paris. J’ai suivi un peu tout ce qui s’est passé en France jusqu’en 2020, mais je n’ai pas le souvenir que ça m’ait marqué. On vit à l’américaine, on prend l’avion pour revenir en France deux fois par an.

Le covid arrive. La situation de travail de ma femme à l’hôpital se dégrade. Elle veut changer de vie. Les enfants commencent à grandir. On se dit qu’il faut qu’on rentre en France.

C’est l’année du covid, finalement c’est le bon moment. On a envie d’être en France plutôt qu’au Canada pour partager tout ça.

On rentre, et là je prends une claque écologique. J’écoute Jean-Marc Jancovici. Ma belle-soeur me renvoie pour la quatrième l’une de ses conférences. Je pense que j’avais écouté avant, mais ça ne m’avait pas marqué. Je suis ingénieur, il sait me parler. Là, ça m’a marqué. Et c’est le déclic. Le monde n’est plus pareil. Je me dis qu’heureusement qu’on est rentrés, sinon on n’aurait plus pris l’avion et on serait restés au Québec. Franchement, c’est le gros « down ».

Tout le monde sait qu’il y a le changement climatique, mais qui l’a intégré dans ses cellules ?

Qu’est ce qui a créé le déclic pour toi dans son discours ?

C’est juste l’état des lieux. Et là, j’ai accroché. Après, j’ai compris qu’il y avait une différence entre « savoir » et « croire ». Tout le monde sait qu’il y a le changement climatique, mais qui l’a intégré dans ses cellules ? Et qu’est ce qu’on veut y faire ? Ca, c’est la porte d’entrée qui m’a touchée. Après, tous les autres sujets sont venus se greffer par capillarité. J’ai écouté aussi le podcast Sismique, de Julien Devaureix, pour mieux comprendre le monde.

Qu’est ce qui se passe une fois rentré en France ?

Je me mets à chercher du travail. Mais ce n’est pas le bon moment avec la crise sanitaire. Donc je décide de créer ma propre activité de calcul de bilan carbone. Je suis vraiment dans une démarche où je veux faire quelque chose de ma vie contre le changement climatique. J’exerce mon activité durant quatre ans et demi. Je fais des bilans carbone, des accompagnements d’entreprises.

Mais au bout des quatre ans et demi, la situation est mitigée. Les entreprises avec qui j’ai travaillé étaient volontaires, elles n’étaient pas obligées de le faire. Et finalement, après la prestation, c’est difficile de passer à l’action. Elles ont beaucoup d’injonctions contradictoires : il faut être concurrentiel, faire attention au bilan carbone, payer les salariés…La dynamique française et mondiale n’engage pas les gens à réussir à se mettre en mouvement. Tout le monde sait ce qu’il doit faire, mais en fait, c’est trop difficile de le faire, car pas le temps, pas d’argent, il y a des urgences à traiter quotidiennement… et finalement la situation écologique, c’est pas très urgent. On vivra demain comme on vit aujourd’hui. Le monde ne vas pas changer du jour au lendemain. Demain, la route, les voitures, seront toujours là. Dans 10 ans elles auront peut-être changer de look, mais elles seront toujours sur une route. Donc on n’est pas amenés à vraiment s’engager dans l’action.

Comment tu t’es senti par rapport à ça ?

Au fur et à mesure de mes accompagnements, ça m’a fatigué. Et je me disais « Les structures qui ont voulu y aller l’ont fait. Et plus on va avancer, moins celles qui vont devoir y aller seront volontaires ». Donc finalement l’intérêt des missions va diminuer avec le temps. Et là je ne prendrais plus de plaisir. Je n’aurai même plus la satisfaction de me dire que que ça allait enclencher des choses ensuite.

Donc je me suis fatigué. J’ai été diagnostiqué en dépression en début d’année. Je me suis rendu compte que je ne sortais pas de mon bureau, à part pour aller voir des clients.

En fait j’étais dans une situation où je disais aux gens comment il fallait faire, et, même si moi je l’applique dans ma vie, finalement je ne montre pas l’exemple. Là je me suit dit que ne pouvais pas continuer à faire ça. En plus, la situation politique se dégrade, il y a des retours en arrière…

On parle même de « backlash » écologique

Alors le backash, comme on l’entend, je n’en suis pas certain. Car quand on regarde les enquêtes d’opinion, les citoyens sont toujours intéressés par le sujet. C’est juste que la politique et les infos traitent le sujet à l’envers. Et donc on a l’impression qu’il y a un retournement mais en fait c’est juste dans les décisions qui sont prises. La population voit bien que la situation se dégrade, les records de température sont battus tout le temps.

Mais ça n’engage pas à l’action. Et dans les entreprises, quand le gouvernement fait deux pas en avant, puis trois pas en arrière, elles attendent.

J’ai fait des missions, j’ai bien vu que si le chef d’entreprise n’a pas les mains libres pour travailler, que ce sont ses actionnaires qui décident, alors tout le travail de sensibilisation aura un impact limité.

Tu as donc voulu changer de voie…

Je me suis dit que j’allais me mettre en action, réellement. Je suis entrepreneur, cela fait quatre ans que je suis au CJD, au Conseil des Jeunes Dirigeants, j’ai confiance dans mes capacités de gestion d’entreprise, je vais en chercher une à reprendre. J’ai cherché des entreprises non basées en Bretagne, pour pouvoir ouvrir une franchise dans la région, dans le domaine de la transition écologique. Une boite qui propose des services, ou qui propose des objets dont le monde a réellement besoin. Mais je n’ai pas trouvé chaussure à mon pied.

Un jour, je suis venu boire un verre à la Brasserie de Guerlédan, fin juin. J’ai dit à Jean-Philippe le patron que je cherchais une entreprise à reprendre. Et là, il me dit que ça fait deux semaines que la brasserie est à vendre !

C’est le destin !

C’était un vendredi soir, il me dit ça, moi j’étais en dépression. Et là j’ai eu des étoiles dans les yeux. Une liste de cases vient de se cocher dans ma tête : je peux faire quelque chose de concret, j’aime bien la bière, j’aime bien fabriquer des choses avec mes mains, je veux créer du lien, je veux pouvoir transmettre des messages, et refaire le monde autour d’une bière plutôt qu’autour d’un tableau excel.

Là je lui dit « Ok on va trouver un arrangement, j’achète ! ».

Le soir-même, je suis rentré chez moi, résurrection ! Je n’ai pas dormi de la nuit, Je savais que le lendemain je pouvais par exemple me remettre à courir, j’avais un nouvel objectif.

Pendant tout l’été, j’ai travaillé, j’ai réfléchi à tout : le positionnement, les types de bières proposées, où les vendre, à qui…

La bière est un moyen pour travailler sur la fraternité.

C’est ce qui t’a « sauvé » en quelque sorte ?

Du jour au lendemain, j’ai revu le monde différemment. Alors ça ne m’a pas aidé à me dire que le monde était sauvé, la planète va aller mieux. Mais je me suis dit que dans ma communauté, sur mon territoire, mon principal concurrent allait être Netflix ! Je reprends un bar, je veux que les gens y viennent pour discuter entre eux, plutôt que d’être devant leur série et persévérer dans leur individualisme chez eux.

Dans un des épisodes du podcast Sismique, j’ai entendu cette phrase : « La famille apprend l’amour, la tribu apprend la loyauté, le village apprend la tolérance ». C’est exactement ça. Le bar, c’est là où tu viens et où tu fais débat, et où tu prends le temps de faire avancer les idées. Ici, on veut que tout le monde puisse s’exprimer, sans cliver. Et puis « refaire société ». Mon objectif est là. Il va falloir trouver comment animer le lieu, et faire que les groupes puissent partager, sans cliver, sur des sujets politiques, car finalement on peut parler de sujets de fonds sans politique. C’est ce que j’aimerais faire ici.

L’idée c’est aussi de refaire sortir les gens de chez eux. Pablo Servigne parle de « cellule » et de « membrane de la cellule ». Chacun est dans sa propre cellule. Les personnes qui font bouger les choses sont celles qui sont sur la membrane, et qui sont en relation avec l’intérieur et l’extérieur, celles qui font le passage. L’un des sujets en France, c’est qu’on ne connaît plus l’autre, on a peur de l’autre, il n’y a plus l’amour de l’autre, la fraternité. La bière est un moyen pour travailler sur la fraternité. Mon objectif n’est pas de vendre de la bière, mais des moments de joie et d’échanges.

J’aimerai aussi par exemple lancer une phrase philosophique, et engager la conversation entre les groupes sur le sujet.

Je voulais d’ailleurs mettre un sous-titre à la brasserie, une citation de Jules Renard « Le bonheur est dans l’amertume ». C’est une belle accroche pour parler du sens de la vie. Moi dans la mienne, ça se bouscule depuis cet été, et ça n’est pas toujours agréable. Et finalement je me dis que si tu accueilles les difficultés de la vie, tu vas en tirer quelque chose de chouette. Tu vas élever ton niveau de conscience, changer tes croyances, tu vas grandir finalement. Je remercie les difficultés que j’ai connu cet été parce qu’ai l’impression d’avoir « passer des niveaux » de conscience. J’ai envie que les gens s’emparent de cette citation de Jules Renard.

Que vas tu proposer dans ta brasserie ?

Ici ce sont des bières bio. Je vais essayer d’y mettre des ingrédients les plus locaux possibles. Il y a des vrais choix à faire à cause des prix. Il ne sera pas possible de tout faire. Mais mon intention est d’être le plus local possible. Pour la partie bar, c’est plus simple : le saucisson et le pain sont de Mûr-de-Bretagne, les glaces sont de Cléguérec, le jus de pomme aussi.

Côté bières, on va donc continuer les bières des précédents brasseurs. Je vais apporter ma patte en créant de nouvelles variétés. Je vais essayer de ramener des styles nouveaux en centre-Bretagne. J’ai lancé un questionnaire de satisfaction : on m’a demandé plus de vins, des bières sans alcool. Je vais continuer aussi la restauration, et ouvrir sur des horaires élargis. Je vais employer quatre personnes du coin à temps partiel. Et on va proposer des animations : concerts, conférences, pourquoi pas des débats mouvants…mais aussi des tournois de belotes, des cours de danse, soirées dansantes…suivant la demande. Ma prochaine action est de faire des partenariats avec les associations locales. L’idée est de faire vivre le lieu, mais pas tout seul.

Ton parcours est quand même très atypique

Cela veut dire que c’est possible ! Et ça m’apprend l’humilité et la tolérance. Il y a cinq ou six ans, je n’aurai pas été aussi tolérant avec les gens qui n’auraient pas été dans le changement. Mais aujourd’hui, je peux me dire que ok, tout le monde est au courant pour le péril planétaire, mais je comprends qu’on n’arrive pas à se mettre en mouvement. Et je l’accepte. Car on est bloqué dans notre « conforteresse », comme le dit Alain Damasio. Par exemple, on a notre voiture. On se dit qu’on ne peut pas s’en passer. Mais en fait peut-être que si, si on acceptait de sortir de notre zone de confort, et de mettre une heure au lieu de dix minutes dans un trajet. Il y a des pays où les habitants le font, pas par choix mais par nécessité. Nous, on est dans notre confort et on n’est pas capable d’en sortir. En fait c’est un « Predicament », un problème qui n’a pas vraiment de solutions. La transition telle qu’on la pense aujourd’hui, on ne peut pas la faire en dix ans, en une ou deux générations. C’est très dur. Et je comprends qu’on puisse avoir des convictions et des croyances différentes des miennes. J’ai beaucoup appris là dessus, à accepter que l’autre ne soit pas au même point que moi. J’ai lu des livres sur le bouddhisme, j’ai fait des stages et des rencontres avec des peuples autochtones en Amérique du Nord, pour connaître leur façon de vivre, comprendre leur culture, leur respect de la nature. Et dans le bouddhisme, on explique que soit tu es dans l’amour, soit dans la peur. Et la colère c’est l’expression d’une forme de peur. Depuis que j’ai compris ça, j’analyse quelle peur j’ai, qui s’exprime par la colère. Et je me demande si elle est rationnelle ou pas, et ce que je peux faire pour être dans l’amour pour vivre mieux cette situation. C’est une de mes grilles de lecture préférée. Ca marche pour l’éducation des enfants, les relations…ça fonctionne partout. Ca marche aussi pour le vote en faveur de l’extrême-droite : tu as peur qu’on prenne ta place en France, tu as peur d’un déclassement. Il n’y a pas d »amour. Si tu as peur, tu es dans la projection, et non dans le moment présent et l’acceptation de la situation.

Changer cet état d’esprit et être dans l’amour, ça marche. Mais je comprends les gens qui sont dans la peur, car par exemple tu n’as pas de moyens financiers. Si on a les moyens de ne plus penser à la fin du mois, on peut être vraiment proactif. Mais c’est complexe. Ma solution, c’est de faire sortir les gens de chez eux et de leur redonner des projets, associatifs par exemple.

Ma vision est du coup moins « carbone » qu’avant, elle s’est décalée, elle est davantage basée sur les liens. C’est davantage de « l’écologie personnelle » : comment est ce qu’on vit mieux, et qu’on donne du sens.

Par exemple, je n’ai plus envie de faire des débats sur pour ou contre les éoliennes, les méthaniseurs…parce que les termes du débat ne sont pas les bons. Alors que quand tu fais un dézoom et que tu regardes l’ensemble, en fait peut-être qu’on a besoin de tout, mais d’une meilleure façon. Et peut-être qu’on peut engager les gens pour qu’ils aient une rémunération sur l’éolien qui les impactent. Ou sur le méthaniseur. Au lieu d’être juste « pour ou contre »…au final ça déssert la cause.

A un moment, ça n’avance plus ?

Parce qu’on est toujours dans la peur, et pas dans l’amour de la planète. Je suis très fan de « La révolution bleue » de Jean-Pierre Goux. C’est une saga dans laquelle l’ensemble de l’humanité, les huit milliards de cellules qui la composent, peuvent soit former un cancer de la planète, soit un organe de la biosphère ,si l’ensemble des humains se mettent ensemble à réfléchir sur comment on peut prendre soin de cette biosphère, plutôt que la détruire. Son idée : comment on devient « homo biospheris » au lieu de « homo sapiens », pour aimer l’humanité et la planète. A partir du moment où on est dans l’amour, tous les autres sujets écologiques découlent. Il faut aussi relire « Le Petit Prince », c’est une super métaphore de la façon dont il faut prendre soin de la planète. Le sujet, ce n’est pas sauver la planète, mais l’aimer. Et moi, comment est ce que je peux faire pour aimer la planète dans ma vie et mes actions ? Ca revient à remettre du sens dans mon boulot, sinon, comment est ce que je peux faire pour en mettre ?

Est ce que tu crois encore à la fameuse légende du Colibri, aux actions que chacun.e peut faire à son niveau ?

En fait je crois que le colibri est heureux de faire ça. Si il est heureux, qu’il le fasse. Mais si c’est une injonction, et qu’on ne trouve pas de joie à faire ces actions, c’est qu’on n’est pas au bon endroit. Donc il faut trouver une autre voie satisfaisante.

Est ce que la somme des colibris fait que l’incendie sera éteint ? Non, je pense qu’il faut être lucide. Les décisions se font mondialement. Je reviens sur Jean-Pierre Goux et la Révolution Bleue : comment est ce qu’on fait pour avoir l’amour de l’autre et de la planète ? L’action pour moi est plutôt là, davantage que sur des solutions techniques du type « Je fais ma part en changeant pour une voiture électrique ». Si c’est une contrainte, tant pis, mets ton énergie ailleurs plutôt que d’être contre. La décroissance mondiale n’arrivera pas. La réduction de la production et de la consommation pour revenir dans les limites planétaires, dans un souci de justice sociale, et décidée démocratiquement, alias la décroissance définie par Timothée Parrique, ne peut se décider que mondialement. Tant qu’il n’y a pas de coopération mondiale, c’est un vœu pieux.

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