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Plogoff : histoire d’une lutte légendaire

1974 : Le Premier ministre Pierre Mesmer annonce un vaste plan nucléaire pour la France. En Bretagne, les habitants et les élus de Plogoff apprennent par la presse que leur petit village est pressenti pour l’implantation d’une centrale. Tandis que la plupart des hommes, qui travaillent dans la marine marchande ou de commerce, sont au large, les femmes, grâce aux réunions organisées par de jeunes militants de la région, découvrent ce qu’est l’énergie nucléaire. Beaucoup seront en première ligne de la lutte contre le projet de centrale, qui mobilisera les villageois jusqu’à son abandon, en 1981.
Restée comme une légende dans la mémoire bretonne, cette histoire vient d’être mise en bande dessinée par deux jeunes auteurs. Dans un sobre récit en noir et blanc, Delphine Le Lay et Alexis Horellou racontent de l’intérieur la mobilisation au quotidien, en particulier du point de vue des femmes. « J’en avais toujours entendu parler pendant mon enfance », explique Delphine Le Lay. « Quand mes parents faisaient visiter la pointe du Raz à des amis, ils parlaient des habitants de Plogoff qui avaient jeté des cailloux aux CRS. Pour moi, c’était un peu le village d’Astérix ! J’ai découvert ensuite qu’il avait été choisi car il était peuplé de femmes seules et de personnes âgées : on pensait qu’elles ne feraient pas d’histoires. »

« Des militants novices »

Pour écrire le scénario, Delphine s’est plongée dans les archives et s’est longuement entretenue avec des acteurs de la lutte. Inspirés de « rencontres réelles », ses deux personnages féminins sont pourtant fictifs : « Aujourd’hui, chacun reste discret sur ce qu’il s’est passé. Je ne voulais mettre personne dans l’embarras. Et la fiction m’a permis de caricaturer deux points de vue : celui d’une femme qui ne voulait pas de cette centrale chez elle, et celui d’une autre qui était opposée au nucléaire en général.  »
Jean Moalic, le personnage qui explique aux habitants en quoi consiste la production d’énergie nucléaire, est quant à lui bien réel. En 1974, il a 21 ans, habite à 15 km de Plogoff, et vient de terminer des études de math-physique. Membre d’associations écologistes, il crée, avec une dizaine de personnes, l’un des Comités locaux d’information nucléaire qui se forment alors en Bretagne. « On était des militants novices », se souvient-il. « Au début, on faisait des réunions interminables. Les gens venaient nombreux, mais n’étaient pas démonstratifs. On ne savait pas ce qu’ils pensaient. » Les militants tiennent aussi un stand sur le marché du coin. « Au fil des semaines, les habitants ont fini par s’approcher. »
Ce n’est qu’au bout de deux ans que le comité pourra mesurer l’impact de son travail : pour s’opposer à un sondage sur le site où est prévue la centrale, les villageois érigent des barrages sur lesquels ils se relaient trois jours durant. Peu à peu, Jean tisse des liens personnels avec un petit noyau d’habitants et avec le maire, qui jouera un rôle important dans la mobilisation. Comme sur le Larzac, la création d’un Groupement foncier agricole et la construction d’une bergerie donneront une forme concrète aux solidarités locales et extérieures.

« Pas plus loin que le bout de leur nez »

En 1980, la population et ses élus refusent que l’enquête d’utilité publique soit menée dans la mairie. L’Etat dépêche alors pour plusieurs semaines, sous la surveillance de nombreux gardes mobiles, un camion muni d’un panneau « Mairie annexe ». De cette période douloureuse, que le village vit comme une occupation, il reste un précieux témoignage : auteurs de diaporamas sur la Bretagne, Nicole et Félix Le Garrec en ont fait leur premier film. Durant le tournage, les jeunes réalisateurs, qui ont hypothéqué leur maison pour payer la pellicule, sont adoptés par Plogoff. « On n’avait rien demandé mais quand on projetait les rushs, les gens mettaient un seau pour récolter de l’argent. »
La sortie en salles du documentaire est un succès : « Les images des violences policières créaient un choc chez le public », se souvient Nicole. « Les luttes n’étaient pas médiatisées comme aujourd’hui. On entendait des choses comme : « Les Bretons ont peur du nucléaire comme les Gaulois avaient peur que le ciel leur tombe sur la tête », ou bien « la Bretagne est le nez de la France, et les Bretons ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ». Moi, la moutarde me montait au nez ! »
Dans cette guerre psychologique, l’Etat trouve à qui parler. Les femmes déstabilisent les jeunes militaires en les interrogeant sur les raisons de leur présence. « Les hommes ont été étonnés de les voir prendre le taureau par les cornes de façon si déterminée », témoigne Nicole. « Elles ont trouvé une attitude qui leur convenait : ne pas jeter de pierres, mais interpeler. Plus tard, un ancien garde mobile m’a dit : « On nous avait formés à nous battre contre des étudiants, pas à mettre des gaz lacrymo à une grand-mère. On était mal. »

Après le départ des CRS, la tension et l’incertitude restent fortes. Lors d’une manifestation à Quimper devant les locaux d’EDF, les opposants trouvent les bureaux ouverts et sans protection. A l’intérieur, dans les registres posés en évidence sur les tables, figurent les noms de villageois qui ont vendu des parcelles à EDF… « C’était un piège. Le soir même, une chasse aux sorcières commençait dans le village », se souvient Jean Moalic. « Cette anecdote montre qu’il est important, dans une lutte, d’avoir un noyau dur de personnes qui se font totalement confiance, à l’exemple des 102 du Larzac qui ont prêté serment. »

La lutte, et les divisions qui l’ont suivie, ont laissé des cicatrices à Plogoff. Aujourd’hui encore, les acteurs de cette mobilisation peu ordinaire ont du mal à en parler. Mais la bande dessinée et le cinéma le font pour eux : le film « Plogoff, des pierres contre des fusils » n’en finit pas de tourner dans toute la France, et ses auteurs d’être invités par des associations, des facultés… « Il est beaucoup piraté », confie Nicole. « Ça me réjouit que les jeunes s’y intéressent, qu’il y ait cette transmission.  »

 

Plogoff, de Delphine Le Lay et Alexis Horellou, Delcourt, 2013, 14,95 euros.