« Nous sommes les sentinelles de l’environnement » : Caroline Madec, ostréicultrice à Prat Ar Coum

« Nous sommes les sentinelles de l’environnement » : Caroline Madec, ostréicultrice à Prat Ar Coum
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Caroline Madec représente la cinquième génération d’une famille d’ostréiculteurs établis à Prat Ar Coum (Lannilis, Finistère) depuis 1898. Souhaitant se faire un nom pour elle-même, elle a fait carrière à Paris dans un milieu complètement différent (la communication) avant de revenir travailler sur l’exploitation familiale à l’âge de 25 ans. Elle et sa sœur gèrent l’entreprise avec leurs parents Yvon et Annie, et reprendront le flambeau à leur départ en retraite. Caroline nous parle de son métier, de son interaction avec l’environnement, et de son expérience de femme dans un univers plutôt masculin.

 

Un site unique

Le site où les Madec ont installé leurs parcs est un riche lieu d’échange entre la terre et la mer.

Les deux bras de mer, l’Aber Benoît et l’Aber Wrac’h, remontent loin dans les terres et forment, à l’endroit où ils rejoignent la mer, l’estuaire du pays des Abers. Les bassins à huîtres noirs se détachent en relief sur l’eau, brune vers la terre et bleue vers la mer, le mélange entre les deux éléments clairement visible.

Ce site est exceptionnel à plus d’un titre : « Nous avons à proximité de nos parcs la plus grande forêt d’algues laminaires d’Europe », nous explique Caroline. Ces algues, les matières végétales charriées par les Abers dans le lit desquelles les huîtres « spéciales » sont affinées, et la grande quantité de plancton présent dans la rivière offrent une nourriture de choix à l’huître, la rendant plus charnue tout en lui donnant un goût particulier qui singularise les produits de Caroline, plusieurs fois primés au salon de l’agriculture.

L’isolation des lieux est à la fois un avantage et un inconvénient : « Nous avons 100 hectares de parcs répartis entre les Abers, la rade de Brest et Carantec, et nous manipulons plusieurs tonnes d’huîtres par semaine. Nous ne sommes pas serrés contre les autres exploitations et avons vraiment de l’espace pour bien travailler. En revanche, nous sommes péninsulaires, ce qui complique beaucoup l’organisation logistique. »

L’huître, un filtre naturel

La journée commence à 7h du matin, quand les palettes sont sorties de l’eau purifiée où elles ont passé 48 heures pour nettoyer et affiner les huîtres. Les huîtres, véritables petites pompes des mers, filtrent 10 litres d’eau à l’heure pour se nourrir ; les agents infectieux contenus dans l’eau de la mer peuvent donc se déposer à l’intérieur de leur chair, et la purification est nécessaire pour réduire ce risque. Elles sont ensuite emballées à la demande du client pour garantir leur fraîcheur.

à gauche : huître creuse, à droite : huître plate

Caroline produit des huîtres creuses, et des huîtres plates (aussi appelées belon), espèce beaucoup plus rare qui représente moins de 1% de la production nationale. Des départs quotidiens pour le marché de Rungis (le plus gros marché de produits alimentaires frais au monde) et deux départs par semaine pour l’export, le lundi et le jeudi, permettent d’écouler la production.

L’équipe conditionnement est essentiellement composée de femmes, et seules les plus expérimentées manipulent les précieuses huîtres plates. L’entreprise compte 27 employés, auxquels s’ajoutent des intérimaires en période de fêtes. Marie est une des doyennes, elle a passé l’âge de la retraite mais revient faire des heures de temps à autres.

Une vie d’huître

Avant de passer par le stade final du conditionnement, les huîtres sont cultivées avec soin tout au long de leur vie d’huître.

Le naissain (les larves d’huîtres) est capturé l’été dans la rade de Brest, où il se dépose de façon naturelle sur des coupelles. Au printemps, ces bébés huîtres sont transférés dans des poches (environ 1000 bêtes par poche) qui les protègent des poissons pour qui elles sont un mets de choix.

coupelles à naissain

«Nous n’utilisons pas de tuile chaulée pour capter le naissain car l’extraction des jeunes huîtres pour les mettre en poche est plus traumatisante qu’avec les coupelles», précise Caroline (La tuile est enduite de chaux et de sable et offerte au naissain pour qu’il vienne s’y fixer. Avant d’être transférés dans les poches à huîtres, les bébés doivent être détachés, ndlr). Même avec de telles mesures de protection, la mortalité est de 70% sur les huîtres creuses, plus encore sur les huîtres plates. Une recrudescence des pertes a d’ailleurs pu être observée ces dernières années.

A 18 mois, les huîtres sont sorties des poches, triées et ressemées au fond du parc. Chaque espèce a ses préférences et les huîtres plates sont élevées plutôt dans des eaux profondes, dans des conditions différentes des huîtres creuses.

Lorsqu’elles ont atteint 3 ans, les huîtres sont ramassées en utilisant un système de drague, avant d’être calibrées, purifiées et conditionnées. « La drague n’abîme pas les fonds car nous faisons cela avec des filets spéciaux », indique Caroline. Son entreprise possède une flotte d’une dizaine de bateaux qui sert à l’entretien des parcs.

La controverse des huîtres triploïdes

Caroline cultive des huîtres naturelles, lesquelles produisent des gamètes durant la période de reproduction (de Mai à Août), les fameux mois « sans r » pendant lesquels les huîtres sont hors saison. Durant cette période leur consistance devient «laiteuse», au grand désespoir de certains gourmets. Pour répondre à leur demande, les huîtres triploïdes (aussi dites « quatre saisons ») ont été créées de façon artificielle. Elles possèdent trois paires de chromosomes sexuels (au lieu des deux paires habituelles) et produisent peu ou pas de gamètes, évitant ainsi de devenir laiteuses. De plus, elles grossissent plus vite que les huîtres naturelles car elles n’investissent pas autant d’énergie dans la production de gamètes, ce qui les rend compétitives économiquement. Cependant, elles ont des détracteurs qui leur reprochent de parvenir malgré tout à se reproduire avec les huîtres naturelles et de modifier leur patrimoine génétique. De plus, comme les triploïdes sont un OVM (Organisme Vivant Modifié) et non pas un OGM (elles sont issues de manipulations mais aucun gène étranger n’est introduit), elles ne sont pas soumises aux réglementations d’étiquetage et sont vendues sans distinction des huîtres naturelles, ce qui signifie que le grand public ignore leur existence et les enjeux concernant la biodiversité.

Caroline n’élève pas d’huîtres triploïdes mais en propose pendant l’été en « flux tendu » (achat aux éleveurs et purification puis livraison) afin de satisfaire la demande de ses clients. Elle ne les introduit pas dans les parcs afin d’éviter tout croisement avec les huîtres naturelles. « La diversité génétique des huîtres naturelles leur permet de mieux résister aux maladies », affirme-t-elle. Elle préfère donc éviter l’élevage de triploïdes, malgré l’avantage économique que cela comporte.

Les sentinelles de l’environnement

Pour Caroline, préserver la biodiversité et l’équilibre fragile de l’environnement marin est en effet capital : « Nous sommes les sentinelles de l’environnement ». De fait, les ostréiculteurs sont particulièrement exposés aux aléas de l’environnement marin. L’huître étant un filtre naturel, la qualité de l’eau impacte immédiatement celle du produit, et comme elle est consommée crue, il ne faut prendre aucun risque.

« En 1978, l’Amoco Cadiz s’est échoué près d’ici. La marée noire a été telle que nous n’avons pas pu produire d’huîtres pendant presque dix ans. C’est à cette période que nous avons diversifié notre activité avec le commerce de crustacés. » Cela a été une période très difficile pour l’entreprise familiale. D’une manière générale, les moindres naufrages et rejets industriels impactant la qualité de l’eau, les ostréiculteurs doivent être constamment en alerte.

L’eutrophisation des sols est également un problème car elle génère une prolifération des algues vertes. Même si des mesures drastiques ont été prises pour limiter l’utilisation exagérée d’engrais, les sols sont encore gorgés de nitrates qui continuent à gagner la mer. En conséquence, les algues vertes, dopées aux nutriments, sont en pleine forme et envahissent les lourdes poches à huîtres qui doivent être régulièrement soulevées et retournées pour limiter cette prolifération, tâche pénible que les travailleurs, qui ont parfois de l’eau jusqu’aux aisselles, effectuent à la main. Les autres mesures de contrôle sont l’introduction de bigorneaux brouteurs dans les poches et le hersage des parcs pour éviter de trop grands dépôts d’algues.

L’acidification des océans aussi est une menace. Elle impacte la faune et la flore marines, et les huîtres ne font pas exception, car la calcification de leur coquille devient plus difficile. Pour pallier à cette situation, les coquilles d’huîtres mortes sont utilisées pour désacidifier l’eau des parcs.

Investie de leur mission de protection de la biodiversité, la famille Madec fait partie des rares ostréiculteurs à cultiver les huîtres plates dites belon, l’espèce indigène d’Europe qui a été victime de graves épizooties en 1920 et 1970 et a failli disparaître. Désormais minoritaire et en difficulté à cause entre autres de l’appauvrissement de son patrimoine génétique, elle a été supplantée par l’espèce dite creuse, originaire du Japon, qui a été introduite en France afin de compenser la perte des autres espèces d’huîtres. Les belons demeurent fragiles avec une mortalité très importante, et les ostréiculteurs spécialistes lui apportent tout le soin possible pour éviter sa disparition définitive.

Une femme dans un monde d’hommes

A la question « Comment ça se passe quand on est une femme dans un univers majoritairement masculin ? », Caroline répond avec bonne humeur : « Je ne me prends plus la tête à ce sujet. Je ne sais pas faire autant de choses que mon père, qui peut absolument tout faire sur l’exploitation. Cependant, quand c’est nécessaire, je travaille sur la chaîne à partir de 7h du matin comme tout le monde, et je peux aussi travailler dans les parcs à huîtres ». En effet, Caroline est une grande femme à fort tempérament, à qui soulever et retourner les poches à huîtres ne fait pas peur. « Pour nos activités commerciales, nous sommes souvent conviés à des événements prestigieux », ajoute-t-elle. Tout terrain, elle est aussi à l’aise dans une réception diplomatique que sur un parc à huîtres.

D’une manière générale, Caroline essaye de trouver des solutions naturelles aux problèmes rencontrés au quotidien, et de préserver l’environnement de manière active lorsque son travail le permet. Les ostréiculteurs sont directement en interaction avec l’environnement marin. Ils observent avec attention (et subissent de plein fouet) la moindre évolution de l’environnement, ce qui en font d’efficaces lanceurs d’alerte ainsi que des acteurs locaux pour la protection de la biodiversité.

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Bérénice La Selve

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