Le feuilleton de l’été : « le grand renversement » de Jean-Michel SERVET

Le feuilleton de l’été :  « le grand renversement » de Jean-Michel SERVET
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Jean-Michel SERVET Le grand renversement  / de la crise au renouveau solidaire

Dans ce livre publié en mai 2010 aux éditions Desclées de Brouwer, l’auteur, plutôt spécialiste des économies en développement, apporte sa propre lecture de la crise et esquisse les grandes lignes de ce qui pourrait constituer une des voies alternatives de dépassement de la crise actuelle.

De la même manière que le livre de Karl Polanyi, « La Grande Transformation », a constitué une rupture importante dans la façon de lire les sociétés et le fonctionnement de leur activité de production et de distribution de richesses (j’utilise cette périphrase à dessein pour ne pas dire économie, terme actuellement trop galvaudé du fait de la faillite générale des experts « es-économie » à prévoir puis à expliquer la crise qui a commencé dans le courant de l’été 2007 aux Etats-Unis), le livre de Jean-Michel Servet est considéré par certains comme le document fondateur d’une nouvelle façon de voir les sociétés fonctionner.

Après lecture, c’est peut-être lui faire trop d’honneur.

Il n’en reste pas moins que son analyse des causes de la crise reste d’une grande pertinence. Sa thèse principale est que cette crise vient de la financiarisation quasi-totale de tous les actes de notre vie courante et que cette financiarisation a fini par dévoyer définitivement le capitalisme de ce qui avait fait sa force : un système unique de production et de répartition de richesses.

Comme la finance et son corollaire, la marchandisation de tous les échanges sont la cause de tous les malheurs, « le grand renversement » auquel il nous invite consiste donc à remettre les choses dans un autre sens.

A l’individualisme, combiné à l’existence de liens mécaniques de sujétion de chaque individu à un système financier que nul ne maîtrise, il invite à remettre de l’avant comme principe fondateur le principe de réciprocité, déjà présent dans le livre de Polanyi précité. Il invite également à repenser l’usage de la finance et à reposer les fondements de l’entrepreuriat sur d’autres bases qui pourrait être la responsabilité individuelle d’une part et l’exigence démocratique d’autre part.

La fin du livre, sur les pistes d’alternatives solidaires nous laissent évidemment sur notre faim parce que bien sûr, vous l’aurez compris, il n’existe pas de solutions miracles, il n’existe qu’une certitude : les solutions, parce qu’elles existent actuellement en germe (c’est ce qu’écrivait également Edgar Morin dans une tribune parue en Janvier 2010 dans Le Monde , « éloge de la métamorphose »), ne peuvent venir ni du marché, ni de l’Etat mais de l’initiative collective. Dans cette dernière partie du livre, le seul élément à garder, car il peut constituer le fil rouge dans l’identification de solutions, est la définition des trois conditions nécessaires mais non suffisantes pour qu’une initiative soit vraiment une alternative solidaire

La première est évidement l’efficacité économique, c’est-à-dire que les ressources mobilisées restent proportionnées (donc inférieures) au résultat de l’activité

La deuxième condition est que le prix du service ou du produit offert ne soit pas que l’addition des coûts de production plus une marge de profit mais qu’il intègre aussi des  processus de péréquation des coûts et de partage du revenu et différents niveaux de solidarité à travers la reconnaissance de capacités contributives différentes.

La troisième condition  est que les usagers, bénéficiaires ou clients, ne soient pas que de simples consommateurs passifs.

L’avantage de ces thèses est qu’elles peuvent satisfaire tout le monde, aussi bien les tenants du système capitaliste, puisqu’il n’exclut pas la possibilité que celui-ci se ressource en se transformant (notamment en prenant en compte d’autres valeurs que le seul droit de propriété), que les idéologues anti-capitalistes qui trouveront là la justification que Lénine aurait eu raison en 1917 en parlant du stade suprême (c’est-à-dire ultime) du capitalisme et que cette crise est le début de son agonie.

En tout cas un livre à lire. Afin de vous donner envie de le faire ou pour vous épargner la peine de le faire, vous trouverez ci-dessous, chapitre par chapitre, le résumé, largement réinterprété et commenté par mes soins, des 200 pages de ce livre d’un été studieux.

 

Chapitre 1. Une drôle de crise

Dans cette crise, il est difficile de désigner un coupable, l’espèce de « canard boiteux » qui a fait dérailler provisoirement le système dans son entier. On a bien essayé de voir dans le trader ou le cadre supérieur financier le responsable des déboires du système mais il a bien fallu se rendre à l’évidence : c’est le marché lui-même qui a montré ses limites. En particulier, il a montré que sa capacité auto-régulatrice n’était qu’un mythe. Bien au contraire, son fonctionnement autonome, du moins pour ce qui concerne le marché financier, est une des causes majeures de la crise. C’est pour cela que cette crise est une drôle de crise et surtout qu’elle est une crise systémique, non pas au sens que veulent lui donner les différents aréopages d’ « experts » appelés au chevet « des marchés » c’est-à-dire une crise qui s’est répandue de façon mécanique parce que le système fonctionne comme cela , mais au sens que c’est une crise qui touche aux fondements même des mécanismes qui font tourner tout le système.

 

Chapitre 2. La mise en évidence des déterminants fonctionnels du krach

Toutes les crises possèdent leurs bons côtés, c’est-à-dire l’émergence de nouvelles opportunités mais aussi une meilleure compréhension de la façon dont le monde va. Dans le cas présent, cette crise a montré avec beaucoup de crudité et de cruauté que le poids croissant des activités financières dans les économies  développées n’avaient aucune issue. Quand plus de ¾ de l’activité humaine est constituée de services, on est en effet en droit de se demander à quels besoins ces services répondent. Quand la capitalisation boursière mondiale représente 175% de la richesse mondiale produite en une année, on est en droit de se demander ce que représente réellement cette capitalisation boursière et ce que représente réellement cette richesse produite. Il semble que l’économie financière a fonctionné comme une pompe aspirante (non refoulante) et cela a créé des déséquilibres dont personne n’a pris compte suffisamment tôt (ou n’a pas voulu prendre compte tellement c’était énorme) parce qu’un autre mécanisme de ce système n’a pas fonctionné : les marchés ne sont pas autorégulateurs. Au contraire, ils ont plutôt fonctionné comme accélérateur, ce qui a permis à ces experts de dire que la crise était systémique alors qu’il s’agissait d’une crise du système. En effet, les marchés ont un peu fonctionné comme des ballasts inversés, c’est-à-dire qu’au lieu de permettre au navire-finance de se redresser en cas de gîte trop importante, ils ont au contraire accentué l’inclinaison du navire jusqu’au «&nbsp
;dessalage » de l’été 2008.  

 

Chapitre 3. La défaillance d’un régime d’accumulation

Des richesses illusoires d’un côté

La financiarisation croissante de l’économie a imposé un standard de rendement tel que pour maintenir les espoirs de plus-value, il a fallu soutenir artificiellement ce qu’on appelle « les marchés » notamment par la dette créant ainsi des richesses illusoires, à l’opposé des richesses réelles telles qu’elles étaient créées lors des « trente glorieuses », réelles parce qu’elle se traduisait quasi-immédiatement en revenus disponibles par les travailleurs, ce qui n’est plus le cas maintenant. Il y a d’ailleurs dans ce schéma de richesses illusoires des différences entre les pays développés, d’un côté, les pays de capitalisme libéral, les Anglo-saxons, Etats-Unis, Royaume-Uni et Canada en tête ( où le taux patrimoine boursier sur revenu disponible oscille de 75% à 150%) de l’autre, les pays de capitalisme régulé, France, Allemagne, Japon notamment (où ce même taux varie dans la fourchette basse de 20% à 30%).

La crise alimentaire de l’autre

Un autre signe annonciateur du krach fut la brusque flambée des prix des denrées alimentaires dont certaines, comme le thé, n’étaient jusqu’à présent guère soumis aux aléas des prix sur les marchés des denrées alimentaires. Aucune explication, augmentation de la consommation due à l’élévation du niveau de vie dans les pays émergents, concurrence entre usage alimentaire et usage industriel des productions agricoles, etc… ne suffisent à expliquer cette montée vertigineuse des cours dont la conséquence la plus immédiate et la plus dramatique fut un retour de la disette dans les pays les moins riches (alors que moins d’un lustre plus tôt on saluait le recul « définitif » de la faim dans le monde). En fait l’explication la plus vraisemblable de ces mouvements aussi brutaux qu’éphémères réside dans la spéculation menée par les financiers sur ces produits. Quand on pense que les cours des matières premières agricoles étaient titrisés, on se rend compte que le système d’accumulation avait atteint au moins une de ses limites.

La crise d’une phase du capitalisme

Que l’on s’appuie sur les analyses de Karl Marx, de Max Weber, de Joseph Schumpeter ou de Karl Polanyi, force est de constater que ce qui faisait la force du système capitaliste, la rationalité économique, l’accumulation primitive du capital, l’innovation destructive ont fait place à une rationalité purement formelle qui fait passer une rentabilité maximale à court terme pour de l’efficacité et qui s’est abstraite du rapport capital/travail pour assoir ses propres performances et où l’innovation est quasi-exclusivement financière et non plus technique. Alors s’agit-il de la crise d’une phase du capitalisme ou de LA crise du capitalisme ? Là chacun reprend ses grilles de lecture pour arriver à des conclusions différentes. Il n’en demeure pas moins que le modèle en vigueur depuis la fin des années 70 est devenu le contre-exemple à ne pas suivre.

 

Chapitre 4. La financiarisation généralisée

Monétarisation et marchandisation

A la base de la financiarisation de la société, il y a ce phénomène de monétarisation de tous les actes de la vie courante, même ceux de la vie familiale. Dans les couches de la société où elle existe encore, l’autoproduction tend à régresser au profit d’un échange monétaire le plus souvent marchand qui fait que chaque acte de notre vie quotidienne prend  de la valeur, celle que lui donne le « marché ». Les activités humaines tendent à se réduire à la seule fonction de « gagner sa vie » au détriment des autres finalités et ce à un niveau jamais encore égalé dans aucune société à aucune époque.

L’hypertrophie financière

A un échelon intermédiaire, la financiarisation de la société se manifeste par l’omniprésence de la fonction bancaire à laquelle nous sommes contraints de recourir quels que soient les actes de notre vie. Dans la vie des entreprises, elle se manifeste par l’importance croissante prise par la fonction financière par rapport à la fonction de production, la limite étant atteinte lorsque l’essentiel de la valeur est acquise non de ce qu’on a produit mais de ce dont est propriétaire comme c’est le cas des fruits de la propriété intellectuelle. Tout étant brevetable, les rentes s’établissent ainsi sur la base des brevets que certains détiennent nonobstant leur contribution à la production de richesse réelle. Dès lors, il apparaît inéluctable qu’au bout de la chaîne, ce phénomène de financiarisation se traduit par une accumulation de « richesses »  fictives qui ne peut se comparer qu’à une bulle. Le krach ne peut donc pas être réduit à un simple grippage du système.

Capital contre travail

La question n’est pas ici uniquement la répartition de la richesse entre d’un côté le capital (ou plutôt ceux qui le possède) et de l’autre le travail (pour faire rapide les salariés) mais entre ceux qui d’un côté font fonctionner le système financier (qu’ils en soient propriétaires ou salariés privilégiés) et de l’autre ceux qui doivent y recourir soit parce qu’ils empruntent, soit parce qu’ils doivent avoir recours à ce système pour tous les actes de leur vie quotidienne. Cela inclut naturellement AUSSI le partage de la richesse produite dans le cadre des rapports de production réels : à cet égard, il convient de rappeler que le déport  de 8% en faveur de la rémunération du capital et au détriment des salariés du partage de la valeur ajoutée créée en France « coûte » entre 60 et 90 Milliards d’€uros aux salariés français.

En fin de compte la financiarisation de la société constitue donc le vecteur d’un gigantesque drainage de ressources entre groupes sociaux, entre secteurs d’activité et entre territoires, ce qui est en somme qu’une nouvelle forme d’exploitation dont les protagonistes ne sont plus d’un côté le capitaliste et de l’autre le prolétaire..

Il convient toutefois de noter que la financiarisation de la société si elle peut toucher la Nature dans la mesure où tout ce qui est vivant est brevetable ne va quand même pas jusqu’au bout puisqu’elle n’intègre pas dans sa sphère de raisonnement le coût des ressources naturelles consommées définitivement ou gravement détériorées du fait de l’activité humaine.

Chapitre 5. Croissance insuffisante, inégalités et endettements

Les trente piteuses

Si on veut bien retirer des statistiques les performances de la Chine et de l’Inde qui doivent une croissance exceptionnelle aux interventions publiques, donc hors du schéma néolibéral à l’oeuvre depuis la fin des années 70, les trois dernières décennies se caractérisent par une performance économique plutôt médiocre, ce qui, conjugué avec une répartition plus inégalitaire des revenus, se traduit pour la majorité par un appauvrissement relatif voire absolu. Alors que lors des trente glorieuses, la rémunération des groupes les moins favorisés étaient tirée vers le haut par celle des plus favorisés (salariés des grandes entreprises, c’est actuellement l’inverse qui se produit, la rémunération des plus précaires ayant tendance à influer négativement sur ceux dont le statut
est encore préservé, la mondialisation n’étant en l’occurrence qu’un facteur aggravant, non la cause principale.

Explosion des besoins et appauvrissement relatif

Dans les sociétés traditionnelles, l’existence de hiérarchies sociales conditionnait des modes de consommation. L’aplanissement apparent des différences sociales dans les sociétés modernes, dû notamment au développement des médias, exacerbe au contraire les effets de mimétisme mais certains ayant les moyens de consommer ce que l’inventivité des hommes de marketing leur propose alors que la grande majorité ne peut y avoir accès provoque un sentiment de frustration qui est une nouvelle manifestation d’un appauvrissement relatif. Ce sentiment d’appauvrissement est d’autant plus sensible qu’il est par ailleurs bien réel, certains biens gratuits étant entrés dans le champ marchand comme cela a été indiqué plus haut. Et on aurait tort de penser qu’il s’agit là juste d’un effet de retard dans le déclenchement de ce que les Anglo-Saxons appellent le trickle down effect (effet de ruissellement en Français). Cet effet n’a jamais été réellement démontré et nous le constatons tous les jours, l’accroissement global de la richesse d’une nation ne se traduit pas mécaniquement par une réduction des inégalités, SANS action positive en faveur des plus défavorisés.

Les exclusions sociales

Mais l’analyse de sociétés aussi différentes que la société chinoise, la société américaine, la société israélienne, la société indienne ou de certains pays d’Europe centrale montre que l’existence de minorités fortes mais peu intégrées contribue fortement au développement de la pauvreté et que dans un tel contexte, les politiques de soutien aux activités génératrices de revenu contribuent à creuser les inégalités locales plutôt qu’à diminuer la pauvreté, ce qui est l’objectif affiché. 

Répartition insoutenable et endettements

La répartition de plus en plus inégalitaire des revenus se traduit par l’incapacité pour l’immense majorité de satisfaire ses besoins sans recourir à l’endettement. C’est ainsi que l’endettement des ménages américains représentait, début 2008, 95% de la production marchande de ce pays. Ce phénomène d’endettement s’est généralisé, y compris voire surtout dans les pays les moins développés de la planète, cet endettement des particuliers se doublant dans le cas des pays du Sud d’un endettement public massif, conséquence des transferts financiers de ces pays vers les pays les plus développés conséquence eux-mêmes du pillage des richesses naturelles de ces pays. Une exception notable à ce phénomène d’endettement généralisé, la Chine et quelques autres pays d’Extrême-Orient qui sont des modèles d’épargne, mais épargne un peu contrainte pour compenser la faiblesse des systèmes de protection sociale.

Spécificités de l’endettement dans les pays en développement

Il convient également de préciser que l’endettement dans les pays en voie de développement prend le plus souvent des formes non conventionnelles, le système bancaire n’étant pas toujours aussi développé que souhaitable. Mais qu’il s’agisse d’une banque à guichet, d’un commerçant, d’un fournisseur de semences, le crédit ainsi pratiqué se traduit de toute façon par un appauvrissement important des débiteurs.

Sortir du surendettement par l’inflation

Mais si le surendettement massif est la cause de la crise, on ne peut espérer sortir de cette crise que par …l’expansion du crédit tant que les modalités de répartition de la richesse n’auront pas permis une meilleure adéquation entre richesse disponible et la capacité à la consommer. Dès lors, la seule solution pour rendre cet accroissement du crédit supportable est d’accepter une certaine dose d’inflation qui « rabotera » l’effet confiscatoire du coût du crédit.

 

Chapitre 6. L’expansion planétaire de la crise

Les prémices américaines

Tout est parti de la crise hypothécaire qui a touché le marché immobilier américain et qui a montré qu’il existait une interdépendance forte entre le marché des actifs et le marché du crédit, non pas dans le sens de l’autorégulation, comme nous l’enseigne la vulgate néolibérale mais dans le sens d’une auto alimentation puisque les espoirs de gain sur le marché des actifs alimentent l’offre de crédit et que l’accroissement de liquidités ainsi créé alimente à son tour la demande sur le marché des actifs.

La montée du chômage

Cette crise du crédit hypothécaire se répand alors très rapidement, via la titrisation, à l’ensemble du marché du crédit, touchant à la fois le crédit à la consommation (En moins d’un an, le nombre de cartes de crédit en circulation aux Etats-Unis a ainsi diminué de 20%) et le crédit aux entreprises. La conséquence est donc inéluctablement dans un système où le travail est considéré avant tout comme une charge pour les entreprises par une augmentation rapide du chômage sauf dans les rares pays où les stabilisateurs sociaux (dialogue social en Allemagne,  revenus socialisés en France) ont permis de limiter la casse. Du coup ressurgissent des nouvelles formes d’auto-emploi [dont l’avatar français est le statut d’auto-entrepreneur, présenté comme le phare de l’esprit d’entreprise des travailleurs français] et le soutien au micro-crédit, ce qui n’est pas le moindre paradoxe de la crise de faire émerger dans les pays développés une forme de financiarisation de la société inventée dans les pays en voie de développement.

D’introuvables amortisseurs à la crise

La marchandisation croissante de l’économie a marginalisé un peu plus encore ce que les économistes appellent « la petite production marchande » ou « les économies naturelles » qui servaient d’amortisseurs en cas de crise pour les classes les plus pauvres. D’un autre côté, l’autre amortisseur naturel des crises, l’économie publique, redécouverte dans les années 30 grâce à J M Keynes, a tellement été décriée et vidée de sa substance à coup de dérégulation et de privatisation qu’elle n’est pas en mesure d’assurer le relais de l’économie libérale. La troisième voie, l’économie sociale et solidaire, est pour l’instant incapable d’absorber immédiatement un tel flux. La solution n’est pas non plus à rechercher pour le moment dans les capacités des économies émergentes, la Chine, l’Inde ou le Brésil n’étant pas encore devenue des économies de consommation où les classes moyennes n’ont pas encore réussi à capter la majeure partie des richesses encore aux mains d’une petite poignée de ploutocrates.

Donc si rien n’est fait, le risque est grand d’avoir une « croissance » en forme de tôle ondulée posée à plat. Sans être oiseau de mauvais augure, il convient de rappeler que la crise de 29 a été précédée, en 1921, d’une crise de moindre ampleur qui traina sous cette forme de courbe en toit d’usine à plat jusqu’en octobre 1929.

Le seul élément positif de cette période est que l’observation de cette absence de croissance inspira à John Maynard Keynes les théories qui permirent la prospérité des 30 Glorieuses dans le bassin atlantique.

 

Chapitre 7. Persistance et ébranlement de l’hégémonie néolibérale

Un double mouvement

L’économie li
bérale s’est fondée sur une triple justification :

* la place de marché  et l’égalité idéale entre les partenaires

* les liens de clientèle  qui construit des liens durables entre opérateurs économiques

* l’existence d’un service public c’est-à-dire l’égalité effective des usagers dans l’accès à un bien commun

Le principal mouvement dans la sphère économique ces dernières années, c’est la présence hégémonique de la première justification qui l’a emporté et encore sous une forme dévoyée puisque l’inégalité d’accès à l’information casse le mythe de l’égalité idéale entre les partenaires.

L’autre mouvement de fond dans l’économie mondiale a été l’émergence un peu partout dans le monde de l’économie sociale et solidaire. En effet, le néolibéralisme, en tant que mouvement anti-étatiste, a permis et même rendu nécessaire ces projets d’auto-organisation des sociétés pour répondre aux besoins que la sphère étatique ne pouvait pas ou plus satisfaire. Mais l’économie sociale et solidaire dans sa configuration actuelle porte en elle un paradoxe dramatique : compte tenu de l’état de la demande solvable, elle dépend pour sa survie financière, soit de l’Etat, qui n’y peut mais, soit des subsides des fondations privées, qui ne sont que les exutoires philanthropiques des excès du capitalisme financier.

Bonnes dettes et mauvaises dettes

Dans le système tel qu’il est pensé par les néo-libéraux, il y a d’un côté la bonne dette, la dette privée qui permet au système de fonctionner et de l’autre la mauvaise dette, la dette publique qui alourdit inutilement le fonctionnement de l’économie. C’est oublier que c’est l’excès de l’une qui l’a rendu mauvaise. En effet, sans dette publique, la relance keynesienne n’aurait jamais été possible et c’est d’avoir imposé les mauvais choix (inflation zéro et baisse des impôts) que le néolibéralisme a rendu la dette publique insupportable à tous. Quant à la dette privée, la crise du crédit hypothécaire a montré que ce schéma était arrivé à ses limites. 

Cette crise n’est [hélas] pas une parenthèse

Toutefois ce qui peut passer pour l’effondrement du néocapitalisme n’est pas à proprement parler la fin du capitalisme. Ce n’est peut-être que la déconstruction de son expression la plus achevée, son « stade suprême » si on reprend l’expression de Lenine appliqué à l’impérialisme. Une hypothèse est que nous n’atteignons pas (encore) la fin du capitalisme parce que beaucoup de ruptures et de compromis sont nécessaires pour y parvenir. Mais ils apparaissent possibles afin de descendre de ce pic du « stade suprême » et s’acheminer progressivement en dehors de cette organisation des sociétés façonnées depuis deux siècles.

Il est possible de rêver à une régénérescence du capitalisme par des micro, petites et moyennes entreprises reliées par les vertus de la seule concurrence mais leur poids dans le commerce mondial et la diffusion de l’innovation laisse douter de la capacité à incarner l’idéal d’entrepreneur schumpetérien.

L’autre hypothèse est que cette crise constitue un des premiers soubresauts d’une lente agonie, non seulement d’une forme aujourd’hui dominante d’organisation de la production et des échanges mais aussi des rapports entre le ou les pôles avec leurs périphéries dans l’économie-monde. Ces mutations qui progressivement rendraient le capitalisme méconnaissable ne pourraient qu’introduire la fin de l’économisme et de sa logique de rareté.

Une nouvelle donne internationale

Cette crise est déjà le constat d’un basculement vraisemblablement durable de l’arc Atlantique vers l’arc Pacifique si ce n’est déjà vers le bassin constitué par la Mer de Chine et l’Océan Indien. La crise de 1974 (premier choc pétrolier) avait vu la création du G5, la crise actuelle voit l’apparition du G20 [qui pourrait n’être bientôt plus que le G15 (l’Allemagne, La France, l’Italie et le Royaume-Uni disparaissant au profit de l’Union Européenne, de même que le Canada)]

L’exemple de la taxe Tobin

La taxe Tobin popularisée par les altermondialistes a peu de chance de voir le jour, en l’état actuel des choses, même si tout le monde considère que c’est le système le plus malin pour permettre au vice (la spéculation financière) de rendre hommage à la vertu (une meilleure répartition des richesses via la fiscalité) tout en introduisant un frein à ces mouvements qui représentent la majorité des mouvements financiers dans le monde. En effet, les opérateurs financiers ont déjà inventé les parades leur permettant d’y échapper, la plus visible étant la persistance des paradis fiscaux [qui se refont une petite virginité en passant des accords fiscaux a minima avec quelques membres plus ou moins complaisants du G20 dont la France].

Un retour du politique

C’est cette impuissance même à faire plier un néolibéralisme devenu une sorte de « bandit manchot » depuis qu’on s’est aperçu que sa « main invisible » n’était qu’un mythe qui redonne une place au politique et notamment en France où les rapports sociaux ont été tellement bouleversés par les révolutions girondine puis jacobine que les rapports capitalistes n’ont jamais eu la même intensité qu’ailleurs en Europe et que s’y développa le « socialisme utopique » au XIX° siècle, tellement « utopique » qu’il constitue maintenant l’ossature du contrat social « à la Française » ( le droit à une retraite, une assurance sociale mutualisée, l’indemnisation du chômage, la formation continue, le congé pour naissance, les temps de vacances payés). Mais ce retour du politique sur le devant de la scène est autant porteur  d’espérances que de menaces. Le retour de l’intervention collective peut se traduire par une nouvelle organisation des sociétés civiles, une réactivation du principe de réciprocité et de solidarité et d’une nouvelle distribution entre capital et travail. Mais le retour de l’Etat peut aussi signifier la recomposition du système actuel grâce à des régimes politiques autoritaires, qui ne sont pas incompatibles avec de fortes insécurités publiques et l’existence de zones entières soumises à des milices privées ou des mafias.

Seules des alternatives citoyennes, animées par le principe polanyien de réciprocité, peuvent nous prémunir d’un aussi sinistre crépuscule.

Comme l’écrivait Schumpeter en 1946, « Nous sommes en présence d’une de ces situations dans lesquelles l’optimisme n’est pas autre choses que l’une des formes de la défection. »

 

Chapitre 8.La dynamique d’utopies réalistes

Il va de soi que des bouleversements dans l’organisation des sociétés ne vont pas se faire sans une forte résistance de ceux qui en profitaient le plus. Elles pourraient se traduire par l’émergence de régimes autoritaires voire totalitaires pour mieux assoir les formes marchandes supposées autorégulatrices.

Les pistes actuelles autour de concept comme « réindustrialisation » ou « nouvelle régulation financière »  laissent penser qu’on est
à la recherche ou à la redécouverte des fondamentaux du capitalisme productif mais aussi qu’il faut repenser les notions d’abondance et d’utilité.

Cela suppose un renversement systémique qui se situerait surtout au niveau de la hiérarchie et de l’articulation des principes d’intégration qui fondent l’organisation de la production, des échanges et de l’utilisation des ressources financières.

Le XX° siècle a été dominé par le couple capitalisme-marché et le socialisme n’a pas été la solution attendue puisqu’il n’a fait que substituer un capitalisme d’Etat à un capitalisme privé. L’Etat étant dans ce concept disqualifié, le relais pris par des initiatives altruistes s’appuyant sur des fondations privées comme le montre actuellement la force de frappe financière des organisations créées par les Gates, Warren Buffet, ou plus anciennement par les Ford ou les Rockefeller, ne peut pas être non plus une solution puisqu’il remplace une intervention bureaucratique par une intervention ploutocratique tout aussi peu légitime.

Les pistes pour une solution alternative commencent à émerger autour des notions de démocratisation des entreprises (Frédéric Lordon) ou de partage du temps de travail (Pierre Larrouturou) ou de nouvelle gouvernance économique mondiale (Patrick Artus et Olivier Pastré) pour ne citer que quelques auteurs venant d’horizons différents.

Sur tous les continents, dans toutes les sphères sociales, il existe un bouillonnement d’initiatives locales qui paraissent pour l’instant de fragiles utopies. Ce sont ces « utopies » qu’il convient de comprendre et d’analyser. Cette démarche est totalement légitime car il convient de substituer des « utopies », dont ont a vu ce qu’elles ont donné en France entre 1850 et 1945, à un mythe déchu, le néolibéralisme.  

Pourquoi a-t-on besoin d’alternatives et comment les reconnaître?

Une alternative doit être comprise comme une réaction par rapport à une situation donnée. Sa logique est à la fois ultra-moderniste et anti-moderniste. Une alternative, pour devenir possible, c’est-à-dire autant effective qu’efficace, doit dépasser le niveau réactif et protestataire, doit devenir un compromis fécond, c’est-à-dire se situer dans une perspective de changements qui seront simultanément globaux et de long terme.

La démarche doit s’articuler autour de deux niveaux différents : la direction générale du projet qui fixe l’ambition du changement à long terme et la recherche du compromis nécessaire pour tendre de concert.

Les alternatives doivent donc être abordées comme autant de potentialités réelles de renversement, comme RETOURNEMENT et dépassement des modes dominants de production, d’échange et de financement. Mais il ne faut pas avoir en tête que la situation qui prévaut actuellement s’est faite totalement à l’insu de tous. Ainsi si la financiarisation de la société a été possible de manière aussi rapide et aussi générale, c’est qu’une majorité des gens y ont trouvé, ou pensé trouver leur intérêt. La financiarisation ne peut donc être attaquée de front. Au contraire, ce besoin de se sentir intégré par la voie des circuits financiers (y compris du micro-crédit) doit être utilisé pour être réorienté vers l’offre de services monétaires et financiers qui retisseraient du lien social et qui seraient adaptés, par leur diversification et par des innovations répondant autrement et solidairement à des besoins devenus fondamentaux d’un bout à l’autre du monde.

Comment identifier la dimension solidaire d’une alternative?

L’apparition de ces alternatives ne sera pas spontanée mais le fruit d’une démarche volontariste, marque d’un engagement réel.

Trois conditions sont nécessaires pour qu’une initiative apparaisse comme représentative de ce renversement solidaire :

La première est évidement l’efficacité économique, c’est-à-dire que les ressources mobilisées restent proportionnées (donc inférieures) au résultat de l’activité

La deuxième condition est le prix du service ou du produit offert ne soit pas que l’addition des coûts de production plus une marge de profit mais qu’il intègre aussi des  processus de péréquation des coûts et de partage du revenu et différents niveaux de solidarité à travers la reconnaissance de capacités contributives différentes.

La troisième condition  est que les usagers, bénéficiaires, ou clients, ne soient pas que de simples consommateurs passifs. C’est évidemment la condition essentielle mais la plus difficile à réunir. « Cette troisième condition d’une citoyenneté ou d’une démocratisation est celle qui permet le mieux d’extraire les pratiques solidaires de l’économisme en transformant ces actes quasi quotidiens (parce que liés dans la production, la distribution, le financement ou la consommation à la reproduction matérielle et nécessaire des sociétés) en éléments de reconstruction de la démocratie. »

La possibilité de réponses solidaires

Les exemples ne manquent pas d’initiatives  prises ici ou là dans le monde de créer soit des réseaux de financement alternatifs, soit même des systèmes de monnaies alternatives. Toutes ne sont pas reproductibles ou même servir d’inspiration. En effet, ces expérimentations ne peuvent être considérées comme réellement solidaires que dans la mesure où elles intègrent effectivement et explicitement le principe de réciprocité. Ce principe doit servir d’outil d’évaluation de ces initiatives, qu’il s’agisse des expériences de monnaies alternatives comme le green dollar le SOL ou le WIR, ou la constitution de réseaux de financement alternatifs d’entreprises du type CIGALEs

S’il est évident qu’une autre vision de la finance, redevenue moyen et non une fin en soi, est nécessaire pour opérer ce grand renversement, il n’en demeure pas moins que l’application du principe de solidarité ne saurait s’arrêter aux conditions de financement. Il suppose aussi que, dans leur fonctionnement, les acteurs économiques inscrivent leur engagement dans une démarche de responsabilité sociale et de fonctionnement démocratique qui se manifeste par exemple par la responsabilité sociétale affichée par un nombre croissant d’entreprises, engagement volontaire différent de ce qu’on appelle la responsabilité sociale des entreprises qui est en fait la reconnaissance que les entreprises doivent jouer un rôle dans la cohésion sociale et la préservation des ressources. Cette responsabilité sociale, bien comprise, peut également être un atout commercial pour  ces entreprises dans la mesure où, à l’écoute des besoins réels des différentes couches de la population, elles sont en mesure de répondre mieux et plus vite aux attentes de ces différentes strates de clientèle.

 

 http://www.koreus.com/video/therealsam-pavarotti-les-noces-de-figaro.html

 parce que Beaumarchais et Mozart, chacun à sa façon, préfiguraient les utopies qui permirent le Grand Renversement de la fin du XVIII° siècle et que j’aime bien Pavarotti

 

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Dominique Guizien

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